Chez Madeleine

4 décembre 2017

Temps de lecture : 3 minutes

Je suis né et j’ai grandi en banlieue Parisienne, toujours en banlieue. A
30 ans j’ai rencontré une Vendéenne.

Au début j’y viens en vacances, chez mes beaux-parents à
Saint-Julien-des-Landes. D’une banlieue de 65 000 habitants de tous
horizons je passe à un bourg de 1 000 âmes toutes catholiques. A 30
mètres du pavillon il y a un calvaire. En Vendée, il y a autant de
calvaires que de squats en région parisienne. Saint-Julien ressemble à
n’importe quel village de la région, comme me l’explique mon beau-père
qui comme les gens de la campagne a la sagesse des gens proches de la
terre, du vrai sens des choses de la vie.  » Tu as trois adresses à
connaître : pour sauver ton âme, il y a l’église, pour la perdre il y a
le café et pour tout le reste tu vas chez Madeleine « , seul commerce du
bourg : le pain, les timbres, les journaux, les cigarettes, les
bouteilles de gaz, des ampoules, on y trouve tout. à Paris y’a la
Samaritaine, ici y’a Madeleine.

Un jour, décidé à acheter Le Canard enchaîné, me voilà parti chez
Madeleine. Une façade grise de crasse, une porte qui grince quand je la
pousse. Rapidement, parce que c’est tout petit, j’inspecte les lieux. Sur
ma droite un mur couvert d’affiches publicitaires, du Puy-du-Fou et
autres parcs à visiter dans le département. Face à moi un vieux comptoir
en bois derrière lequel est accroché le présentoir à cigarettes. Juste à
gauche un présentoir à journaux, je le fais tourner, pas de Canard
enchaîné mais juste derrière le tourniquet, une morte. Dans la salle à
manger, assise à la grande table, une morte, une vraie morte. Elle est
vêtue d’une robe de chambre matelassée lilas, de la même couleur que ses
cheveux filasse. Je suis venu acheter un journal et je suis projeté dans
la quatrième dimension. ça me rappelle cette conversation téléphonique
avec un grand-oncle, lui aussi mort. Je me répétais sans cesse que ce
n’était pas possible, mais lui continuait à parler comme si de rien
n’était. Quand il a raccroché, ma mère m’a demandé qui c’était. Je lui ai
dit que c’était le grand-oncle mort.  » Imbécile, c’est sa femme qui est
morte.  » Mais là, c’est une vraie morte. J’imagine très bien Madeleine
passer le plumeau pour enlever les toiles d’araignée qui pendent autour
d’elle juste avant l’ouverture. Ce n’est pas Halloween et Madeleine ne
semble pas être du genre à faire ce genre de blague à ses clients. Alors
aussi incroyable que ça puisse paraître, c’est bien une morte, assise là,
je ne sais depuis combien de temps. Je ne me suis pas endormi en lisant
un Stephen King, alors je suis dans la vraie vie et y’a une morte à trois
mètres de moi assise à la table qui attend peut-être qu’on lui serve le
petit-déjeuner. Je me retourne pour voir d’une part si l’accès à la
sortie est dégagé, d’autre part pour vérifier si le paysage extérieur
ressemble à celui que je connais, si c’est le même qu’avant que j’entre
dans la boutique. Je me dis que ça ne prouve rien. Je regarde Madeleine,
imperturbable derrière son comptoir. J’ai envie de lui demander si elle a
conscience de ce qu’il se passe dans son dos ; qu’il y a une morte chez
elle. Je n’ose pas. Et si c’était elle, la grande prêtresse de cette
macabre cérémonie. Soudain la morte tend le bras, attrape une tasse
qu’elle lève, ça pourrait tout autant être une faux. Je me dis que je
suis en présence de la mort en personne. J’ai envie de hurler, de crier
que mon heure n’est pas encore arrivée, qu’il doit y avoir une erreur de
planning, que je ne veux pas mourir maintenant. Madeleine se racle la
gorge. J’attrape un journal au hasard, le paye et sort du magasin.

De retour chez mes beaux-parents, je ne dis rien de ce que je viens de
vivre. Au lieu de quoi je me plains de ne pas avoir trouvé mon journal.
Je me souviens très bien que mon beau-père a une de ses sorties
mémorables :  » Ici, on n’a peut-être pas de Canard enchaîné, mais on a
des branleuses de canard !  »

Kups, 50 ans