Le dernier chiffre, par Christine

1 juillet 2013

Temps de lecture : 3 minutes

Il était 19 heures passées quand j’ai envoyé un texto à ma meilleure amie pour prendre de ses nouvelles. On était fin juin et il y avait un beau soleil. J’étais assise sur une pierre au bout du chemin, là où ça capte mieux. Le portable a sonné en retour. Le message venait d’un homme, qui m’écrivait que « Ma petite Béa je t’adore… » ça ne devait pas être un message pour lui… J’ai ri toute seule. Et puis j’ai vu que je m’étais trompé sur le dernier chiffre. Mais je n’ai pas eu le temps de lui répondre : il m’a appelée direct. Je me suis présentée. Il était très poli.

« – Moi, c’est Jean-François, il a dit.
– Ben enchantée, moi c’est Christine.
– Qu’est-ce que tu fais ? T’as un métier ?
– Non, j’ai pris une année sabbatique pour m’occuper de moi, j’ai dit. »

Puis on a parlé d’autres choses, de la nature beaucoup et du hasard. Il était pilote d’avion, pilote privé. D’ailleurs il avait été bien étonné, j’avais envoyé le texto sur son deuxième portable, sa ligne professionnelle, sur laquelle son patron lui indique quand il compte embarquer, alors quand il a vu « Ma petite Béa je t’adore… », il s’est demandé ce qui lui arrivait.

On a discuté de tout et rien, de son goût pour la nature et du mien. Puis il m’a dit qu’il adorait ma voix et moi j’adorais la sienne. Quel hasard quand deux voix se rencontrent. Il adorait le hasard, l’imprévu, c’est pour ça qu’il avait rappelé tout de suite. On a parlé plus d’une heure trente je pense, moi assise sur ma pierre, devant le coucher de soleil rose et bleu, ces deux couleurs qui se mélangent si harmonieusement parfois dans le ciel et qui se fondaient à la tendresse de ses paroles, sa voix à la limite de la fébrilité.

Les jours suivants, je devais avoir ces deux couleurs en tête car j’ai pensé à cette gomme. Une gomme est aussi rouge et bleue. Une gomme pour effacer, mais quoi ? Dans une vie on l’a toujours sur soi mais à quoi sert-elle ? Déjà écolier on nous l’achète dès la rentrée, les adultes savent qu’on va en avoir besoin, que les peines et les souffrances vont arriver. On utilise d’abord le côté rose pour les angoisses, les cachets roses qui éparpillent tout sur la feuille, pour que tout redevienne lisse et blanc. Puis le bout rose s’use, toute la boîte de médocs roses. On découvre que la durée de vie de l’angoisse correspond à la taille de la gomme. Car les angoisses se reforment, éternellement, et bientôt il ne reste plus que le côté bleu, le plus dur, le plus rêche, qui efface si fort même l’encre ou le bic qu’il fait des trous dans les feuilles, alors on fait des trous en soi, on gratte, on se récure la mémoire, mais l’angoisse se reforme, elle est tellement ancrée que les traces survivent sous les poussières. Alors on arrache la feuille. Moi je l’ai arrachée plusieurs fois. Pour reprendre une nouvelle vie, cette fois à l’encre invisible.

Quand je lui ai dit que j’avais pris une année sabbatique, il a bien dû se douter que quelque chose ne tournait pas rond, mais le son de sa voix et le son de la mienne étaient comme en fusion. Je ne voulais pas gâcher le spectacle de ce ciel de juin.

Quelques jours plus tard, il m’a renvoyé un texto, « Sweet darling, etc. », puis il m’a rappelée une autre fois et puis j’ai perdu mon portable. Maintenant il ne peut plus me joindre.

Je l’imagine super doux, délicat, plutôt mignon, très sensuel.

Quand j’ai perdu le portable je me suis dit « mince, j’aurais dû noter son numéro ailleurs ». Et puis j’ai réfléchi à cette erreur de touche. Comme je connais le numéro de Béa et que je sais que le dernier chiffre n’est pas bon, il suffirait que j’essaie le numéro dix fois en changeant le dernier chiffre. Je tomberais sûrement sur mon pilote de jet. Nos voix pourraient se retrouver. Ce serait romanesque. Mais pour l’instant j’attends. Je ne sais pas encore…

Christine