Le mort est vivant, par Driss Alaoui

1 juin 2013

Temps de lecture : 3 minutes

Transcription de l’histoire audio

 

 C’est l’histoire qui m’est arrivée lorsque j’ai débarqué en France, en 1956-57. J’ai été invité par l’association des étudiants de France pour assister à Pékin à une rencontre des étudiants africains. C’était la première fois. L’assistante sociale, qui était Mademoiselle Popovitch, m’a invité moi et d’autres étudiants. On a fait une délégation de dix étudiants marocains et on a accepté l’invitation.

On prend l’avion comme d’autres étudiants tunisiens, africains, on arrive à Pékin, tout était beau tout était gentil. Les dernières vingt-quatre heures, ils nous ont donné l’enveloppe, pour acheter un petit peu, faire des emplettes, ramener des souvenirs chinois, de la chinoiserie.

Et ma foi, on est sortis pour faire la bringue parce que le lendemain on devait prendre l’avion pour Paris. Moi, une amie et un autre ami, on a un peu bu et on avait faim. On s’est dit, bon, on va manger ce qu’il y a. Les Chinois ont l’habitude de manger du singe, et il y a une spécialité de singe qui rappelle un peu un plat typiquement marocain. Et on a commencé à manger, à boire du schnaps et de la bière, du schnaps et de la bière, mais en rentrant à l’hôtel on était vraiment malades, des diarrhées aiguës, terribles.

Ils ont fait venir un médecin, qui était une charmante personne qui parlait un peu le français, et qui nous a fait des analyses, donné des médicaments, car on avait quand même une fièvre qui montait jusqu’à quarante, c’était grave. Elle a signé un papier comme quoi le lendemain à dix heures l’avion doit décoller de Pékin pour Paris, mais nous on doit rester à la quarantaine tous les trois, Naïma, Tami et Driss.

Le lendemain, nos sept camarades sont venus nous dire de ne pas nous inquiéter, qu’on allait nous soigner et qu’on allait rentrer très bientôt rentrer à Paris. Ils sont partis à l’aéroport, ils ont pris l’avion et quarante-cinq minutes après, l’avion a éclaté en plein ciel. Le lendemain, la doctoresse s’amène avec un paquet de journaux et me montre un avion. Je lui dis : « Ouh, il y a beaucoup d’accidents d’avion ! ». Elle tourne la page. Dans la liste des victimes, il y avait mon nom, Naïma et Tami. Elle me dit : « Vous êtes mort et vivant en ce moment ». Je n’ai pas compris parce qu’elle n’a pas su m’expliquer dans sa langue.

Les ambassades, au Maroc, ont dit qu’un avion de Pékin avec des étudiants marocains à bord s’était écrasé, et ils ont donné la liste que la presse leur a donnée. Mes parents, qui ne savaient ni lire ni écrire, à l’époque le Maroc était juste après l’indépendance, il y avait la radio mais pas la télévision, tout le monde a pleuré, ils ont fait le deuil.

Nous on arrive à Paris gentiment, tranquillement. Avec le courrier d’une heure du matin Paris-Casablanca, je prends le train et je rentre à Fès. Je l’ai fait exprès. À Fès, le vendredi tous les gens font du couscous et toute la famille, ou plutôt la sainte famille, se rassemble pour manger du couscous.

À l’heure précise où mon père rentrait de la mosquée, je rentre. Tout le monde était entrain de manger et tout le monde s’est arrêté. Toutes les mains sont restées sur le plat sans bouger. Et puis tout de suite, il y avait quelque chose comme une lumière qui s’est allumée dans leurs yeux, ils se sont jetés sur moi, et ils ont pensé que vraiment j’étais mort, et j’ai repris la vie comme tous les êtres du monde…

Driss Alaoui