La vache pixelisée, par Amer Shomali

3 avril 2013

Temps de lecture : 7 minutes

L’Intifada pixelisée, par Amer Shomali, 2012.

Transcription en français de l’histoire audio en anglais

L’artiste palestinien Amer Shomali nous raconte pourquoi il a sculpté une vache pixellisée. « 68 000 petits cubes que j’ai collés à la main, explique-t-il. C’est ma vache, quand je l’appelle je dis ma vache pixellisée, ou ma vache de Troie. »

Je suis né en 1981, et j’ai grandi dans un camp de réfugiés en Syrie. En 1991, je passe mon temps à lire des bandes dessinées, et je tombe sur une BD qui raconte la désobéissance civile à Beit Sahaur, la ville dont je suis originaire, et c’est la première fois que mon héritage ressort. La bande dessinée raconte ces gens qui jettent leurs cartes d’identité, refusent de payer les impôts et tentent l’auto-suffisance.

Quand je reviens en 1996 à Beit Sahaur, je fais des recherches sur cette époque de la première Intifada, et je tombe sur cette histoire fascinante. En 1987, un petit groupe d’activistes décident de créer une laiterie, de produire leur propre lait, parce que le seul lait disponible en Palestine à l’époque est un lait israélien appelé Tnuva. Même s’ils ne connaissent rien à l’élevage laitier, ils se lancent en se disant qu’ils ne sont pas plus cons que les autres. Ils investissent chacun un peu d’argent et s’en vont au kibboutz acheter 18 vaches, reviennent à Beit Sahaur et là ils essaient de faire sortir du lait de ces vaches. Après quelques mois, ils arrivent à produire un lait de bonne qualité, du yaourt et du fromage. La ville se met à acheter ce lait que les gens appelle « le lait de l’Intifada ». La laiterie est un lieu de discussions, de réunion pour les activistes et les familles, qui prennent l’habitude de venir pique-niquer à la ferme, apprennent à traire les vaches, parlent politique et passent une agréable journée dans cet endroit.

Mais l’armée israélienne n’aime pas trop le concept d’auto-suffisance palestinienne. Ils arrêtent tous les activistes, prennent des photos des vaches et leur expliquent qu’ils ont vingt-quatre heures pour dégager le plancher avant qu’ils envoient les bulldozers. Les activistes tentent de parlementer avec le commandant, expliquent qu’ils produisent du lait, pas des bombes, mais rien à faire : « Vous avez vingt-quatre heures, ces vaches sont une menace nationale à la sécurité d’Israël. » Alors les activistes passent la nuit à discuter du sort de leurs vaches et décident de quitter les lieux avec elles.
Le lendemain matin, le commandant se rend à la ferme et la trouve vide, donc il est bien content, il les a bien baisés, mais après un moment il se dit qu’il ne sait pas du tout ce que sont devenues ces vaches. Il revient, interroge certains activistes, mais ceux-ci refusent de leur dire où sont cachées les vaches.

Le commandant décide d’envoyer des troupes et des hélicoptères à la recherche des vaches aux alentours de Beit Sahaur. Durant quatre ans, les activistes réussissent à planquer leurs vaches, en les trimbalant de place en place, parfois en les faisant dormir dans les habitations, chez les gens, dans des grottes, dans les montagnes. À chaque fois que l’armée en attrape une, elle est abattue, la personne qui est avec elle est arrêtée et poursuivie en justice pour crime contre l’État d’Israël. Pendant quatre ans, la production de lait se poursuit, le lait est distribué, « dealé » sous le manteau comme s’il s’agissait de drogue, et être arrêté en possession d’une bouteille de lait de l’Intifada vous garantit la prison.

En 1991, peu de vaches ont survécu aux nombreux déplacements et aux conditions de vie dans le maquis, certaines ont été capturées et exécutées comme de vulgaires criminels de guerre. Il n’en reste plus que quatre, et l’une d’elles est enceinte de jumeaux. Les activistes se réjouissent : « Quand les veaux seront nés, cela nous fera 50 % d’augmentation de notre cheptel, on va pouvoir continuer à produire, on va y arriver. » Le jour de l’accouchement, ils appellent l’homme qui garde les vaches pour qu’il les aide car l’accouchement se passe mal. Ils font venir un vétérinaire qui lui fait une piqûre et leur annonce que la vache va peut-être mourir. Ils passent leur nuit à masser la vache avec de l’eau chaude, mais rien n’y fait. Au petit matin, certains s’endorment, le vétérinaire n’est plus là, d’autres se relaient pour masser la vache qui accouche d’un premier veau mort-né, puis d’un second bien vivant, avant de mourir.

Ce même jour, la radio annonce qu’un accord de paix a été conclu à Madrid entre Palestiniens et Israéliens. Les activistes se sentent trahis. Les mêmes leaders qui leur demandent de résister par l’auto-suffisance et la désobéissance civile viennent de vendre la cause pour un traité de paix qui ne résout rien. Ils vivent en fuite depuis quatre ans avec leurs vaches et ce jour-là ils perdent espoir, ils n’ont plus la force de continuer la lutte et décident d’arrêter le projet. Les vaches restantes sont vendues à un boucher palestinien. Quatre ans de lutte pour arriver à ce résultat : des Palestiniens qui abattent leurs propres vaches, de leurs propres mains.

C’est à partir de cette histoire que j’ai créé cette vache pixellisée, irréelle, indistincte. L’expérience d’auto-suffisance inaboutie de la première Intifada a été balayée aujourd’hui par l’usine Coca-Cola de Ramallah, le resto KFC, le Movenpick…, rejetons de la culture capitaliste coloniale.

Amer Shomali. Traduit de l’anglais par François Beaune et Fabienne Pavia