Mon nez, par François Beaune

30 décembre 2012

Temps de lecture : 4 minutes

Souvent je dis que ma vie est en deux parties : la belle ascension d’un enfant doué jusqu’à l’âge de six ans, puis à partir de là une chute lente, inéluctable.

À six ans, j’étais un garçon éveillé, résolu, et animé d’une insatiable curiosité, comme l’enfant d’éléphant des Histoires comme ça de Rudyard Kipling dont j’avais le 33 tours à la maison. Dans l’histoire, l’enfant d’éléphant avait le fort désir de connaître le monde, de le comprendre, qui lui permit d’aller au grand fleuve Limpopo (qui est comme de l’huile, gris-vert, et tout bordé d’arbres à fièvre) se faire faire une trompe par le crocodile pour se venger des brimades de sa famille conservatrice.

Mon frère venait de naître. Mes parents, les adultes en général, m’ennuyaient : comme dans l’histoire, ils ne répondaient à aucune de mes questions. Je les traînais avec moi comme des boulets : leurs règles, leur ordre n’avaient ni causes ni conséquences valables. Ils proposaient un cadre pour vivre que j’avais hâte d’enjamber. C’était plutôt un sentiment que quelque chose de conscient. Une aspiration. Je mûrissais un plan.

Quand j’avais besoin de réfléchir, j’allais tourner sur le parking qui surplombait notre rez-de-chaussée de la rue des Rosiers, à Dijon. Nous avions un figuier qui est mort de gel cette année-là, et la gouttière avec. Je faisais des huit avec mon vélo, comme Sherlock Holmes joue du violon, pour mieux me concentrer, et résoudre l’énigme. Je traçais des huit sur le bitume toute une éternité, et soudain me fut révélé que j’avais le nez de mes parents. J’avais leur nez, c’était vraiment indéniable : ils me l’avaient légué.

L’apparition de ce lien que je portais sur le visage, comme pour narguer mon prisonnier, me fit sortir de ma rêverie et c’est là que je vis le muret du parking, exactement à la hauteur de ce nez qui n’était pas le mien. J’arrête de boucler et j’accélère : le nez percute le muret, je saigne. J’ai mal au nez, à la tête, mais je me sens heureux, j’ai réussi. C’est la fin, car je suis enfin moi-même, je n’ai plus le gros nez de mes parents.

Je raconte souvent aujourd’hui que j’ai été adulte peu de temps dans ma vie, entre six et neuf ans.

Une des portes en bois du parking gardait encore les traces d’escargots déchiquetés de la semaine dernière, sur la cible tracée à la craie. Les escargots servent pour tout en Bourgogne, et souvent de fléchettes. On vole de la salade à sa tante. On organise des courses.

Plus tard, ma mère me raconta que jeune elle s’était fait refaire le nez. Mon père trouvait son nez trop gros, pas à son goût du moins. Ce jour-là, je lui avouai qu’enfant je m’étais cassé le nez exprès en fonçant dans un mur. Et je lui demandai si elle s’en souvenait, elle me dit que oui, c’était un dimanche, je me suis approché d’elle, j’avais le nez en sang mais je souriais, alors elle ne m’a pas emmené à l’hôpital.

Tout ce que tu faisais derrière mon dos, me dit-elle. Tout ce qu’on ne savait pas

François Beaune