À l’assaut des peupliers en fleurs, par Samira Fakhoury

28 décembre 2012

Temps de lecture : 4 minutes

Retranscription partielle de l’histoire audio en français

📃  Notre villa est installée en dehors du village, un peu isolée. En ce mois d’avril 1976, l’armée libanaise a vidé les lieux. En principe, il y a un dépôt d’armes et une caserne de 300 soldats, mais l’armée s’est disloquée et le dépôt est vide, des gens sont entrés pour se servir d’armes et de munitions. Hammana est livrée à elle-même et aux fusillades.

Ce soir-là, la nuit est brumeuse, pas très froide, sans lune, et naturellement sans électricité comme depuis plusieurs mois. Nous sommes mon mari, moi, nos quatre filles et notre nièce, donc cinq enfants entre seize et sept ans. Brusquement, une voiture monte par le chemin. Nous avions tout fermé, mais nos bougies brillaient.

Quatre portières s’ouvrent en même temps, des coups sont frappés à la porte. On éteint les bougies. Mais notre maison est en façade vitrée. En temps de violence, elle n’est d’aucune protection. Moi, en silence, j’emmène les quatre filles dans la seule pièce qui n’avait pas de fenêtre vers l’extérieur, entre la salle à manger et la cuisine. Mon mari monte au deuxième étage, sort au balcon, et très cordialement, avec beaucoup de politesse, dit aux hommes : « Dites-moi ce que vous nous voulez, de quel parti vous êtes, pour savoir si je vous ouvre la porte. »

Alors, il y a un ricanement en bas.

– Vous plaisantez, dit la voix, vous ne savez pas que nous pouvons vous descendre comme un oiseau, de suite, et faire sauter votre maison…

Mon mari répond très calmement :

– Ah bon, c’est votre décision, d’accord, je descends m’arranger avec vous.

Il se met à terre et rampe jusqu’à nous.

– N’ayez pas peur, ne craignez rien, nous dit-il, je vous fusillerai tous avant qu’ils ne mettent la main sur vous.

Et moi, dans mon for intérieur, je dis : « Dieu, aidez-le, aidez-le à pouvoir réaliser ce qu’il dit. » Puis un silence, les quatre portières s’ouvrent et tous feux éteints la voiture redémarre et s’en va. Ma fille de six ans, blottie contre moi, était un bloc glace. Je la tirais et elle ne pouvait pas bouger.

[Un peu plus tard, elle reprend.]

Intérieur d’une maison à Rayak, dans la plaine de la Bekaa. Crédit : François Beaune

Je disais que notre maison était isolée, et nous avions aussi, tout près, les maisons vides de ma sœur et de mes parents sous notre surveillance.

L’armée syrienne avait placé ses canons dans le champ situé devant chez nous. Entre eux et nous, il y avait la largeur de la route. Les canons 135 bombardaient Beyrouth et nous, les Libanais d’Hammana, nous attendions la riposte libanaise. Nous n’avions plus les enfants. Après l’épisode des miliciens, nous avions décidé d’éloigner les filles, mais de rester malgré tout parce que, sinon, si nous partions, nous n’aurions plus rien eu, les trois maisons auraient été dévastées. Il fallait veiller sur elles. Malgré notre présence, la maison de ma sœur a été occupée, mais pas celle de ma mère.

Mon mari a dit :

« Il y a une dame, une vieille dame, vous ne pouvez pas occuper la maison.

– Mais nous la considérerons comme notre mère, a répondu l’officier.

– Est-ce que vous voudriez que votre propre mère soit dans une maison que votre armée occupe ? a répliqué mon mari. »

Alors ils n’ont pas osé.

Il y a devant chez nous des arbres, des peupliers qui, au printemps, forment comme des fleurs en coton. Ça salit tout, ça gêne tout, et mon mari chaque année menace : « Je vais couper ces arbres ! ». Et moi je dis non parce que ce sont ces arbres qui nous protègent du soleil à longueur de journée. On ne peut pas vivre sans les arbres. C’était un sujet permanent de dispute entre lui et moi.

Ce jour-là, même chanson : « Je vais faire couper ces arbres ! ». Et moi de crier : « Non non, tu ne couperas pas ces arbres ! ».

L’officier syrien passait sous notre fenêtre, alors il frappe à la porte et dit :

« C’est la première fois que j’entends vos voix. Vous vous disputez ?

– Oui, il va me divorcer, ai-je répondu.

– Comment, Monsieur Michel ?! C’est pas possible, vous avez une femme superbe, non non, je ne le permettrai pas, il faut réfléchir plus avant, il ne faut pas être aussi rapide dans vos décisions !

– Vous savez pourquoi il veut me divorcer ? ai-je ajouté.

– Euh, je ne veux pas rentrer dans votre…

– Non, non, je vais vous raconter. Vous voyez ces arbres ?

– Oui.

Peupliers en fleurs

– Eh bien, c’est à cause de ces arbres.

– Ah…

Alors, après je lui explique :

– Vous voyez toutes ces fleurs ? Là ça va tomber en coton, ça le gêne…

– Ah bon ? C’est ça la raison ?!

– Oui, c’est ça la raison !

– Mais c’est très simple, on va les cueillir, maintenant, avant qu’elles ne fleurissent, a conclu l’officier. »

Les arbres sont hauts comme trois étages. Il se lève, se met au balcon et appelle ses hommes. « Hayawen ! Animaux !! ». Alors tous répondent en même temps.

« Animaux, vous voyez ces arbres ? Vous voyez toutes ces fleurs qui sont encore en bouton, qui font comme des grappes ? Vous les voyez ?

– Très bien, ont-ils répondu.

– Vous allez vous relayer, vous allez cueillir toutes ces fleurs, toutes ces grappes ! ».

J’aurais aimé les prendre en photo, tous ces hommes qui montaient par grappes, trois par trois, sur chaque arbre. Il y avait quatre arbres et ils montaient trois par trois. Je n’ai pas osé. Ça n’aurait pas été gentil…

Quand je pense à cette histoire, je suis réconciliée avec tout ce que l’armée syrienne a fait subir au Liban [elle rit], et je me dis qu’il a quand même eu du cœur cet officier, il a eu peur pour notre famille. 

Samira Fakhoury, Hammana