Un espoir cerné

5 juin 2012

Temps de lecture : 4 minutes

C’est une histoire vraie que je raconte. Une histoire un peu vieille mais qui risque de se rajeunir à n’importe quel moment. Une histoire qui peut être éternellement jeune et fraîche, mais moche.
Il y a six ans, en 2006, pendant la dernière guerre Libanaise, j’ai quitté le pays deux semaines après le début, un sentiment de trahison m’enveloppant. Mais je n’arrivais plus à supporter non pas le Liban, mais l’injustice qui le grignotait. Je trouvais injuste et lamentable le fait qu’il soit victime d’une guerre à chaque fois qu’il commençait à oublier celle qui a précédé. Injuste mais compréhensible. Je sais bien que pour certains, ce pays pourrait être dangereux s’il est paisible, et cela me désespérait continuellement. J’ai quitté mais je n’ai pas fui, ce n’est pas par peur que je m’en allais mais par étouffement, et révolte.
J’étais en France. Un pays que j’avais déjà visité maintes fois et que j’aimais bien, mais cette fois-ci il n’était pas le même. La France était incolore dans mes yeux. Je regardais à travers sa beauté pour voir la fumée et le chaos qui cachaient mon pays. La France ne bougeait pas et était rincée d’une inquiétude gênante, où l’on se sent tout le temps prêt à agir, révolté, mais n’ayant aucune idée quoi faire. La famille en France s’occupait de ma mère et de moi, mais nous étions ailleurs.
Je culpabilisais incessamment, c’était la première fois où je me sentais complètement noyée, victime d’un état de mélancolie. La seule fois où j’avais vraiment ri était pendant une soirée, à table, après avoir bu quelques verres de vin.
Je résidais dans un petit village aux frontières Franco-suisses, et j’allais souvent me balader à Genève, ville que j’adore, et qui me rappelle étrangement de Beyrouth. J’errais dans les rues de Genève, me laissant perdre parfois, pour m’occuper la tête pendant quelque temps afin de retrouver le chemin de retour. Parfois même je ne réalisais pas que j’étais perdue. Le jet du lac Léman me donnait un immense sentiment de liberté, liberté artificielle, pompée, mais dont j’avais besoin. J’avais voyagé pour cela.
Je passais des heures dans l’un des parcs du lac, les larmes aux yeux, songeant à la famille et les amis, inquiète. Une inquiétude empoisonnante. En rentrant de Genève, j’avais toujours l’espoir d’allumer la télé et de lire à propos d’un cessez-le-feu. Mais non, j’ai l’impression que l’homme n’est pas toujours gêné par les massacres et la violence, il y trouve quelque plaisir à humer le sang humain.
Un jour, je suis rentrée dans une pharmacie, et à ma surprise, j’entendis un homme causant au téléphone en Libanais. J’ai fermé les yeux pour me créer une scène fictive, changer de décor et voyager dans la tête: je suis dans une pharmacie au Liban, j’attends mon tour, et puis je vais rentrer chez moi, comme d’habitude, il n’y a pas d’obus qui m’arrêtera de le faire. Ma petite scène risible fut tout de suite coupée : « Comment puis-je vous aider Madame ? » m’interrogea la pharmacienne. Je cherchais un médicament pour mes maux de tête, mais j’aurai bien voulu en avoir un pour les maux de cœur aussi…
Je n’avais que 16 ans, et il me restait une seule année à l’école. Une dernière qu’on attendait mes amis et moi impatiemment, et pour laquelle je comptais rentrer même sous une pluie d’obus. Vu la situation instable, ma mère et la famille m’ont tous proposé de faire le choix le plus rationnel et de m’inscrire au lycée du village. A ce moment-là, plus que jamais, j’ai ressenti un amour absurde pour mon pays. Je voulais rentrer, même pour mourir. C’était inexplicable.
Pendant la soirée, je me suis rendue chez mon ami le plus fidèle. Le piano. Dans le sous-sol de la maison était caché ce piano timide, négligé, vieux et poussiéreux… Des fois, je le suppliai pour réveiller ses cordes endormies depuis longtemps, je lui chantais pour le rappeler le son de ses notes perdues. De ses pédales ridées émanait la plus grande sagesse :
« Depuis que je t’ai connu, tes mains sont comblées de paroles et de soucis, dis-moi qu’y a-t-il ? Tu ne me caresses que pour parler de nostalgie, tes soupirs m’ont enlevé toutes les poussières délaissées sur mon corps. Je t’en remercie, mais… comment puis-je t’aider ?
— Ce sont les racines qui sont fatiguées, cher ami. Mon pays est malade. Mon enfance est malade, mes souvenirs sont malades, le vent que je respire a changé. L’eau que je bois n’est pas la même, elle est plus propre, mais je ne suis pas habituée à la boire comme ça. Ici c’est très beau, parfait et tranquille. Mais je n’y suis pas habituée, je ne sais pas comment vivre avec les choses parfaites. Chez moi, c’est le chaos, et apparemment, le chaos est beau chez moi, parce que je sens le besoin d’y être… chez moi, c’est une drogue mais c’est aussi l’extase.
— Peut-être, trouveras-tu ici l’extase sans la drogue… c’est plus difficile mais plus sain.
— Je ne comprends pas, j’ai quitté parce que j’étouffais, et maintenant j’étouffe parce que j’ai quitté, comment est-ce possible ?
— Arrête… tes larmes me chatouillent. A mon avis, il faut que tu saches ce que tu veux vraiment, et tu as la chance de choisir en ce moment. Suis ton cœur…
— Tu es si beau cher ami, tu sais ? Pourtant tes touches ont perdu leurs notes. Tu as besoin de réglage, de te ranimer la mémoire, mais tu es beau et tu me consoles si bien. Tu ressembles un peu à mon pays, il ne sait plus qui il est, il a perdu la mémoire, il est tellement habitué à être poussé pour avancer, il réalise à chaque fois que lui-même ne sait toujours pas marcher ! Il est si vieux et fatigué, pourtant il a ce charme très fort, mais…il est sourd, aveugle, et handicapé, il ne le savait pas. Il se croyait indépendant et libre. Mais tout seul, il s’effondre. C’est ça son plus grand problème, la maladie de la dépendance qui le contrôle.
— Comme je le vois, c’est moins fatiguant de vivre ailleurs.
— Non, il ne me semble pas. C’est comme un parent, tu sais, qui a vieilli, et duquel tu dois prendre soin, même s’il y a des nuits où il ne te laissera pas dormir. Il a mal, il est lourd, mais tu dois le porter, parce que sans lui, tu n’aurais jamais été la personne que tu es. »
J’ai écouté en fin de compte la parole de ce vieux piano, et j’ai suivi mon cœur. Il m’emporta chez moi.

Sabine Chamoun – Liban / Lebanon – Texte / Text
Histoire écrite en français / Story written in French