Faut-il boycotter le Projet Histoires Vraies ?

15 mai 2012

Temps de lecture : 9 minutes

Premier jour au Liban. A mesure que le Projet Histoires vraies s’approche des Territoires Palestiniens, se pose la question, voire le problème pour certains, de la présence d’Israël dans le projet. En effet, afin de ne pas normaliser l’occupation de la Palestine, certains pays arabes, dont l’Égypte, le Liban, la Lybie, la Syrie, qui font partie eux aussi du projet, ont décrété un boycott économique mais aussi culturel contre l’État Hébreux.

En Egypte, la directrice du festival de Printemps, Basma el Husseini, m’expliqua qu’elle trouvait le projet de cette bibliothèque virtuelle très intéressant, mais que la seule présence ou mention d’Israël suffisait à ce que son ONG ne puisse soutenir ou même relayer l’appel à la collecte. Dina Kabil, journaliste à Al Ahram hebdo, dans un article sur le projet, avança d’autres arguments contre la présence d’histoires vraies d’israéliens sur le site.

Il me semble donc important, pour les participants au projet, comme pour le reste des auditeurs, lecteurs, spectateurs, de tenter de faire le clair sur cette question, non pas pour rentrer dans le débat, mais pour mieux entendre les arguments de chacun.

Pour ou contre le boycott culturel d’Israël

Je suis allé lire des articles traitant de ce sujet, de gens pour et de gens contre le boycott.

D’abord dire que débat n’oppose pas sionistes et anti-sionistes (qui n’ont pas besoin de débattre du sujet, tant ils ne sont pas d’accord), mais plutôt des gens de gauche qui sont eux d’accord pour dire que la situation dans les Territoires Occupés est inacceptable, et que la politique coloniale d’Israël est criminelle, mais pas d’accord sur les moyens de la lutte.

On ne discutera pas les intentions des boycotteurs, écrit Serge Kaganski dans la revue Les Inrockuptibles, mais on condamne catégoriquement les moyens. Fermer des portes dans la vaste circulation des œuvres, c’est s’ériger juge et censeur dans un domaine synonyme de liberté, infantiliser artistes et public, désigner une population à l’opprobre, punir des créateurs pour les agissements de leurs dirigeants, recourir aux méthodes mêmes que l’on prétend combattre.

(http://www.lesinrocks.com/2010/06/19/actualite/edito-israel-non-au-boycott-culturel-1129264/ )

Peut-être, répond en substance Rémi Kenazi, sur son blog, mais comment peut-on laisser faire ? Le fait même de ne pas agir nous rend coupables, complices des exactions israéliennes, et l’expérience Sud-africaine n’est-elle pas imitable ?

Pendant les années 1980, écrit-il, la campagne de boycott, de désinvestissement et de sanctions pour l’Afrique du Sud a intégré un boycott culturel par lequel musiciens et artistes à travers le monde s’interdisaient de se produire dans l’État d’apartheid.

En plus d’assurer son soutien international à la population noire assujettie, cette politique voulait montrer qu’aucun dialogue véritable – économique, universitaire ou culturel – ne pouvait s’engager de concert avec les atrocités de l’apartheid. Pour ce qui concerne Israël, une campagne internationale BDS est une mesure indispensable pour modifier le rapport des forces afin qu’il devienne défavorable à l’oppresseur et favorable à l’opprimé.

(…)

Tout au long des années Oslo, ce prétendu temps de paix, un dialogue culturel interminable a eu lieu. Mais comme le soutient Omar Barghouti – chorégraphe, militant et ardent partisan du boycott culturel -, « Une décennie de projets israélo-palestiniens élaborés en commun a surtout eu comme résultat de fournir une façade et de dissimuler la colonisation acharnée par Israël du territoire palestinien et les crimes israéliens contre le peuple palestinien ».

Cet argument très fort en faveur du boycott d’Israël, légitimé par l’expérience Sud-africaine, peut être nuancé par cet autre argument valable, que développe Serge Kaganski, dans le même article :

Israël serait-il le seul État à commettre des crimes et à violer le droit international ? Pendant que la planète s’indignait de l’affaire de la flottille, six cents civils étaient tués au Darfour dans l’indifférence générale. Qui organise le boycott culturel du Soudan ? Ken Loach ou le réseau Utopia ont-ils songé à faire campagne contre les films iraniens, russes ou chinois au motif des crimes commis par les dirigeants de ces pays ? Les États-Unis et leur fidèle vassal britannique ont causé des milliers de victimes civiles en Irak. Qui a appelé au boycott culturel anglo-saxon ? Il aurait donc fallu boycotter Ken Loach et Jane Fonda, Elvis Costello, Pixies et Gorillaz. Puis faire silence sur tous les artistes américains et britanniques au nom des crimes et mensonges de Bush et Blair. Et puis, ce boycott, continue-t-il, n’est-ce pas se tirer une grosse balle dans le pied puisque les artistes israéliens font partie des voix les plus critiques de leur pays, les plus concernées par la question palestinienne.

J’essaie d’entendre les différents points de vue : d’un côté il semble nécessaire de réagir, de prendre position vis-à-vis d’une situation inacceptable, et de l’autre, le boycott, qui est peut-être la seule réaction possible de l’artiste, porte en lui certains défauts sévères, qui peuvent faire penser qu’il soit au final, et dans ce cas-là (aussi parce qu’il n’est pas soutenu par l’ensemble de l’opinion et des gouvernements internationaux, comme c’était le cas face à l’apartheid), plus contre-productif qu’autre chose.

De toute manière, les pays arabes ont tranché pour le boycott. Il faut accepter leur décision, et examiner maintenant si oui ou non le Projet Histoires Vraies rentre dans ce cadre de la normalisation de l’occupation israélienne.

Faut-il boycotter le Projet Histoires vraies ?

Dans son article du 25 au 1er Mai sur le projet, publié dans Al Ahram hebdo, http://hebdo.ahram.org.eg/arab/ahram/2012/4/25/litt0.htm, Dina Kabil explique que partager des histoires vraies, c’est-à-dire donner la parole aux Israéliens comme aux Palestiniens devient ici un dilemme sans solution. En effet, de nombreux peuples  arabes, y compris les Egyptiens, se sont engagés à ne rien partager avec l’ennemi israélien. La normalisation culturelle et les témoignages en commun sont considérés, à juste titre, comme une réécriture erronée du conflit israélo-palestinien. Le fait de partager une partie de la carte méditerranéenne entre Palestiniens et Israéliens, d’effacer l’ancien nom de la ville palestinienne d’Al-Khalil, au profit de Hébron, en hébreu, est toujours aussi historiquement honteux, aujourd’hui autant qu’hier.

Je suis d’accord que parler d’Hébron est choquant pour les habitants arabes dépossédés de leur terre. Mais je crois aussi que le terme d’Hébron (malheureusement, peut-être) existe, et que certains appellent cette ville Hébron, parce qu’officiellement, même si c’est honteux, elle s’appelle de fait Hébron. Mais que ce soit Hébron ou Al-Khalil, ce qui n’est pas équivalent j’en conviens, ce sont les habitants de cette ville qui nous importent, nous intéressent, que l’on a envie d’entendre dans le Projet Histoires Vraies.

L’idée défendue par les partisans du boycott culturel d’Israël est de refuser tout dialogue avec l’ennemi afin de ne pas normaliser l’occupation de la Palestine. Admettons que cette position fasse avancer la résolution du conflit. Je me demande néanmoins si le fait que des individus vivant tout autour de la méditerranée, donc aussi en Israël, et mettant en commun des histoires sur un site internet rentre bien dans les prérogatives de ce boycott. Peut-on empêcher libanais, égyptiens, israéliens, palestiniens, français, turques, italiens, mais avant tout individus, citoyens, de se retrouver un moment sur facebook ou tout autre site, comme le site www.histoiresvraies.net, afin qu’ils ne se mélangent pas pour ne pas laisser entrer le mensonge et la propagande ?…

Nier Israël, en tant qu’état colonial, pourquoi pas, même si le fait de nier est toujours problématique; mais nier l’existence d’individus libres, qui vont se promener librement sur la toile, voilà une mesure qui ne tient pas compte des révolutions arabes et de la liberté retrouvée des citoyens. Le boycott prévoit-il de censurer les sites ou un juif, qu’il vive en Israël et ou Caire d’ailleurs, un arabe ou un copte aient des chances de se croiser ?

Enfin, le boycott des pays arabes vis-à-vis d’Israël n’est pas aussi radical que ce que le laisse penser Dina Kabil. Un militant pro-boycott, sur un blog de Médiapart, rappelle les limites de celui-ci:

L’appel palestinien définit très bien le cadre dans lequel le boycott culturel contre l’Etat israélien doit être mis en œuvre. Puisqu’il s’agit d’un boycott institutionnel, les Palestiniens ne nous demandent pas de boycotter des individus ou des groupes d’artistes en raison de leur nationalité israélienne. C’est donc, pour le moment, un boycott « doux », contrairement au boycott de l’Afrique du Sud qui s’étendait également aux artistes, à titre individuel. En second lieu, le boycott ne s’applique aux évènements culturels en dehors d’Israël que s’ils sont financés ou soutenus par une agence gouvernementale israélienne (ministère, ambassade, consulat…), ou explicitement sioniste (le Fond National Juif, ou KKL, par exemple).

http://blogs.mediapart.fr/blog/velveth/180111/boycott-disrael-oui-boycott-culturel-aussi

Doit-on avoir peur de la Propagande israélienne ?

Deuxième dilemme, poursuit dans le même article Dina Kabil : la notion « d’écrire vrai », ou d’histoire vraie, sera fatalement remise en question si l’auteur se fie aux témoignages des Israéliens qui ont grandi dans des écoles leur inculquant la haine de « l’autre », du Palestinien. La notion métaphorique d’histoire vraie restera à jamais contradictoire. A partir du moment où on raconte une histoire, déjà on déforme l’histoire vraie, dit François Beaune.

Une histoire vraie est une histoire que l’on a vécue ou que l’on nous a racontée et que l’on considère comme vraie, même si elle n’est pas totalement véridique : « l’histoire est vraie à partir du moment où la personne la considère comme vraie », dit la définition.

Je ne crois pas que les Israéliens soient de plus grands menteurs que les arabes, ou bien qu’ils aient été mieux endoctrinés que les égyptiens par exemple, où le rejet du juif, pour le dire poliment, est un sentiment partagé par le plus grand nombre, et où les livres d’histoire ne me semblent pas d’une objectivité à toute épreuve. D’ailleurs, de nombreux israéliens sont clairement opposés à leurs gouvernement, et ils raconteront ce point de vue-là aussi… Et si par hasard une histoire, qu’elle soit égyptienne, libanaise ou israélienne, venait à réécrire l’Histoire de façon raciste ou négationniste, elle serait évidemment censurée par le comité de lecture.

Ne pas normaliser la situation

L’idée de refuser la normalisation de la présence d’Israël, qui est au cœur du boycott, n’est pas inintéressante. Je crois que paradoxalement peut-être, le projet histoires vraies, c’est-à-dire le fait d’écouter des gens parler de leurs vies, montrera à quel point la situation n’est pas normale, à quel point nous devons tous, juifs arabes, chrétiens, sortir de cette anormalité, c’est-à-dire de cette incapacité de gens qui se ressemblent, qui ont vécu en paix souvent, qui partagent presque toujours les mêmes valeurs, à vivre ensemble, à dialoguer, à se répartir les habitations, les villes, le monde pour ne pas se marcher sur les pieds en permanence.

L’auteur israélien David Grossmann, quand il est venu à Lyon il y a deux ans, disait en substance que l’état normal est la guerre, qu’il n’y a plus moyen de dialoguer, que les deux pays sont allés trop loin dans la haine, qu’il faut qu’ils se reconstruisent séparés l’un de l’autre pendant un long moment. Finalement, il était pour le boycott, pour que cesse le dialogue pendant un temps.

Le projet histoire vraie ne rouvre pas le dialogue, ne force personne à dialoguer. Il propose à qui veut, librement, de partager une histoire qui lui tient à cœur avec le reste des gens vivant autour de la méditerranée, sur un site bibliothèque. Le projet est en-deçà même du dialogue. On écoute, on raconte chacun son tour, sans forcément se parler. On choisit d’écouter ce qui nous intéresse, et de boycotter les histoires de qui bon nous semble. Mais on boycotte de façon individuelle et non imposée.

Être vigilants quant aux rapports de force en jeu

La seule chose pour laquelle il faudra être vigilant tient dans l’équilibre des puissances culturelles en jeu. Israël domine la région à la fois par la force militaire, mais aussi, c’est indéniable, par sa capacité d’influence de l’opinion et sa capacité à produire des œuvres culturelles (il serait intéressant de détailler d’ailleurs).

Pour pallier à ce déséquilibre des forces, il faudra respecter une certaine parité en terme de quantité d’histoires éditées. Pour répondre à cette inégalité des puissances, il s’agira de considérer la Palestine comme un Etat à part entière, et de traiter Israël et les Territoires Palestiniens de façon égale : pour cela, je résiderai trois semaines en Palestine en décembre 2012 pour développer le projet, dans trois villes, Ramallah, Jérusalem et Al-Khalil (ou Hébron selon les affinités de chacun), et trois semaines en Israël, deux semaines à Haïfa et une semaine à Tel-Aviv. Nous tenterons de collecter autant d’histoires en Palestine qu’en Israël.

Suis-je un traître à la cause Palestinienne ?

Les artistes qui boycottent Israël, comme par exemple les réalisateurs Ken Loach ou Mike Leigh (« J’ai toujours éprouvé des réserves concernant ma venue, en particulier après le catastrophique raid (de la marine israélienne) contre la flottille » en partance pour forcer le blocus israélien de Gaza, qui fait neuf morts en mai, neuf Turcs, parmi les passagers d’un ferry, écrit-il. « Depuis lors, les agissements de votre gouvernement vont de mal en pis, et je suis de plus en plus mal à l’aise à propos de ma visite. Si elle devait se confirmer, elle apparaîtrait sans nul doute comme un soutien implicite de ma part à Israël ») ou des musiciens comme Damon Albarn ou Carlos Santana («Ce qu’ils font (les autorités israéliennes) n’est pas constructif et Dieu lui-même ne se serait jamais rendu (en Israël) dans une situation pareille»), refusent de se produire en Israël, c’est-à-dire refusent de faire le jeu d’Israël, de se vendre comme marchandise à Israël. Ils refusent d’être complices de la situation. L’écrivain Ian Banks refuse par exemple que ses œuvres soient traduites en Hébreu…

Mon travail en Israël n’est pas du même ordre. Je viens dans les différents pays en porte-parole du projet et en reporter, pour écouter des histoires, trouver des relais à la collecte, essayer de mettre en place le projet afin qu’il vive après mon passage. Je n’ai personnellement rien à vendre, et ma présence ne normalise pas Israël, elle met plutôt en question son existence en donnant la parole à ses habitants…

Enfin l’argument qui consiste à dire que ces artistes de gauche, qui, même honnêtement, défendent la cause palestinienne tout en ayant encore des rapports avec Israël, ne sont que des imbéciles instrumentalisés par Israël pour normaliser la situation (voire le site du PAS, Parti Anti-Sioniste), ne me concerne pas je crois. D’abord dans ce projet je ne défends ni la cause palestinienne ni la cause sioniste, même si j’ai mon opinion. Je ne pense pas non plus dialoguer avec Israël en écoutant des individus israéliens. Je ne suis ni là pour divertir, ni pour instruire, je ne suis rémunéré par aucun producteur israélien, le projet est totalement copyleft (les histoires vraies sont toutes libres de droit), je ne dépends de personne d’autre que de Marseille-Provence 2013 et des Instituts Français partenaires du projet.

Quand on a rien à vendre, difficile d’être acheté, et à l’inverse, difficile de boycotter un non-produit. Que l’on m’explique comment je serai immanquablement manipulé par Israël, je suis prêt à tout entendre, et cela, écouter, fait entièrement partie du Projet Histoires Vraies.