histoire d’un nouveau prolétaire

22 mars 2012

Temps de lecture : 5 minutes

Je vous livre là une histoire vraie, sans aucune imagination. Une histoire que quelques milliers de tunisiens vit chaque jour. C’est mon histoire dans un centre d’appel.
Quelques quatre cents positions, regroupées dans des « rosasses » et partagées entre deux étages. Deux étages différents dans les couleurs et l’ambiance. En face de ces deux étages se situe l’emplacement des créatures administratives. Dans chaque étage vous trouvez une hiérarchie « oxymorique ». Une hiérarchie dans laquelle les inaptes figurent en tête de la liste.
Je m’intéresse au premier étage, là où j’ai passé presque 3 ans de mon existence à pâtir des sottises absurde. L’être humain, définit par Aristote comme « animal social et raisonnable » est classé sous une combinaison de chiffres et de lettres. De la définition d’Aristote, ils n’ont choisi de garder que le terme « animal ».
Ici, l’humain ne prime pas. SMT-00079, employé dans cet établissement a perdu toutes ses caractéristiques humaines. On n’hésite pas à manigancer, à comploter, à trahir et à défigurer la vérité. Et c’est tout à fait légitime que nous trouvons ce genre de comportement au sein de ce groupe car par nature, si nous donnons une gousse de pouvoir à un « être » abruti, il en abusera au nom des « valeurs ».
En fait, cinq valeurs dominent le terrain: engagement, intégrité, innovation, respect et professionnalisme. Nous nous engageons à amocher les individus. L’intégrité est la motivation première à être conforme à ce que l’on est réellement. Effectivement, nous sommes conformes à nos engagements précédents. Nous innovons nos moyens de tortures modernes Nous respectons le caractère bestial de nos employés. Et le meilleur pour la fin: « nous sommes professionnels »
Etre professionnel qu’est ce que cela veut dire? Je pense que plusieurs ont une définition différente mais laissez- moi vous dire ce que j’en pense. Etre professionnel c’est peser ses propos et savoir se remettre en question à tout moment. Etre professionnel c’est respecter les procédures et savoir les utiliser sans manipulation personnelle. Etre professionnel c’est faire preuve d’expertise et à la fois d’ouverture d’esprit. Etre professionnel c’est rester à l’écoute. Etre professionnel c’est trouver des solutions.
Toujours est-il que beaucoup auraient besoin de se remettre quelques fois en question parce que côté professionnalisme ils en manquent un peu. Bref, quand on y regarde de plus près le vrai professionnalisme s’apprend, se cultive, s’améliore alors ne croyons pas toujours que tout est acquis même si on travaille depuis déjà de nombreuses années ou qu’on est manager !
Dans ce monde hypocrite, vous êtes à la merci de votre N+. C’est lui qui décide de votre sort. C’est lui qui tranche dans l’éventualité de vous accorder vos « traits humains ». Des incompétents mettent à la porte des « matricules incompétentes ». Si vous êtes malades, vous n’avez pas votre place au sein de notre entreprise. Nous avons un médecin de travail qui est loin d’être médecin, plutôt un vétérinaire. Votre N+1 te massacre et il se fait massacré à son tour par votre N+2. Votre N+2 se fait écharpé par votre N+3.
Dans mon N+3 se résume toutes les valeurs de notre société: « il est professionnel ». Pour lui aucun intérêt personnel ne passe avant l’intérêt général. Il est toujours à l’écoute, il vous trouve toujours une solution qui vous arrange. Il est efficace et engagé. Il est l’unique personne qui nous comprend, qui nous trouve des solutions immédiates. Il n’est point manipulateur. Il ne vous pousse jamais à prendre des décisions à l’encontre de votre gré.
Effectivement, il donne le meilleur exemple. Il faut être comme lui innocent et candide. Son N+1 qui est mon N+4 se préoccupe ces jours-ci de la propreté de notre établissement. Il essaie de nous offrir un cadre sain pour travailler. Il est tellement gentil qu’il n’hésite pas à donner un coup de main aux responsables de ménages. Il fait la collection des bouteilles en plastiques. Je présume qu’il a des centaines chez lui. « D’une bouteille peut couler une goutte d’eau, une seule, qui gonflera les étagères et par conséquent donnera un paysage désagréable de notre paradis » ou pire « cette même goutte d’eau peut endommager l’unité centrale, source du bonheur de nos clients, par conséquent nous aurons des retours catastrophiques vue que nos clients sont « insatisfaits » chose qui nous rapprochera de la porte. Je vous l’ai déjà dit, il ne cherche que notre confort.
Mon N+3, duquel je ne peux pas me détacher, m’a aidé à forger ma personnalité. Avec son dévouement et sa compréhension, j’ai compris le sens du mot « engagement ». Mon N+3 n’est pas du tous hypocrite, il est franc, très franc, souvent il blesse, inconsciemment des « bêtes » avec sa franchise.
Chaque matricule a sa « session ». On ne bouge pas de la session, on ne mange pas sur la session, par contre on peut boire mais à seul condition de mettre la bouteille par terre et non sur les étagères pour des buts écologiques. Comme les chevaux, chacun est placé sur une session.
Pendant le mois de Ramadan, on nous ramène de la nourriture de rois plus bonne que celle de ma mère. On mange de tous et de « rien ». En dessous de votre coupole, parce qu’on nous présente le dîner sous des coupoles, vous ne trouverez que de merveilles. Je me rappelle encore la fois où on nous a proposé de la cuisine asiatique avec comme entrée une tarte aux cafards. Ce fut un délice.
Dans cette jungle de sauvages, vous pouvez trouver, par hasard, des personnes aimables et sincères mais c’est une monnaie rare et en vue de disparition. Un autre N+2 qui a oublié le fait qu’il était collé aux murs de l’entreprise telle une paire de chaussettes, nous submerge à présent par son sourire éclatant et par son cœur très tendre. Dès que nous avons un souci, nous courrons vers lui. Sa clémence a dépassé celle de Dieu. En fait il est un dieu. Il s’est débarrassé de ses habits élégants pour les remplacés maintenant par d’autres moins chics. Son visage laisse voir une bonté infinie. Certes qu’il est chétif mais son cœur est très gros.
Mon N+3 ne mélange jamais entre le personnel et le travail. On ne l’a jamais vue avec « une matricule » en dehors de la société. En fait il est ami avec tout le monde et dès que cette amitié bascule vers autre chose, cette matricule disparait aussitôt. Dans ma société tous est claire. La tolérance est chantée par tout le monde. La médisance ne trouve aucune place au sein de notre groupe.
Dès que tu lève la main, une foule de N vient à ton secours. Un N te fait un massage relaxant, un autre N te nettoie le téléphone et un autre l’écran. Ils se disputent pour te rendre service mais quand même il y a d’autres N qui son nonchalants. Ils te regardent entrain de souffrir mais ils n’osent t’aider car ils ont beaucoup d’autres taches à faire. Mon N+3 parle mieux que Voltaire et il est plus éloquent que Baudelaire. Une fois il a demandé « un » chaise et une autre fois il s’est rendu compte qu’un mail « a » resté dans la boite.

Béchir Ghachem – Texte / Text
Histoire écrite en français / Story written in French