Une radio de la tête

10 mars 2012

Temps de lecture : 4 minutes

Il y a quelques jours nous discutions, une amie et moi, des langues étrangères. Nous sommes alors tombés d’accord pour dire que certaines langues avaient la « langue pendue » et que d’autres étaient plus précises et plus rigoureuses, indemnes de toutes les contorsions circonvolutions et convulsions. Certaines langues se donnent un malin plaisir à faire de grands cercles autour du sujet comme le feraient des vautours autour d’une proie affaiblie qui peine à se relever. Il suffit que la cible bouge un peu pour que les cercles s’élargissent encore plus…J’ai aussi appris à reconnaître l’origine géographique de mes patients à la façon dont ils racontent leurs soucis, à leur accent et à toute la gestuelle qui accompagnent leurs récits.
.
Il est toujours dans sa kachabia en poils de chameau. Eté comme hiver, qu’il vente, qu’il neige ou qu’il fasse plus chaud que sur le soleil. Ses chaussures n’ont pas de lacets, c’est plus pratique pour les ablutions et la prière. Il n’a, en apparence rien d’autre à faire que d’attendre l’heure de la prière. Il ne quitte la place du village que pour de courtes absences, jusqu’à devenir partie intégrante du décor. C’est l’image que j’avais de lui depuis toujours. Tout le monde l’appelait 3ammi (oncle) Rabah.
Je l’ai revu des dizaines d’années plus tard. Je l’ai tout de suite reconnu, on n’oublie pas une statue ! Il est rentré dans le bureau s’aidant d’une canne, la barbiche plus longue et toute blanchie, les rides profondes et les yeux bridés par un sourire qu’il portait comme un masque d’argile. J’ai tout de suite eu l’impression d’embrasser Ho Chi Minh !
.
– Heureux de vous revoir mon oncle ! ( c’est de cette manière qu’on s’adresse à ses ainés)
– Tu vois, je suis malade, cela fait déjà quelques jours que j’ai ressenti une fatigue dans mes membres, oui celà fait une dizaine de jours…dix ou douze jours…pour être précis je suis tombé malade quelques jours avant la fin du ramadan, je n’ai d’ailleurs pas pu assister à la prière du jour de l’Aïd, l’avant dernier jour précisément, j’avais demandé à mon petit fils, tu dois connaitre mon petit fils ?…Moussa, le fils de ma grande fille !…de mon ainée…celle qui est mariée à Majid…oui Majid l’ancien garde…je vois que tu ne t’en rappelles pas, il est vrai que tu es parti pour tes études…Moussa est chauffeur de taxi, il fait la ligne Skikda-Constantine. C’est toujours lui qui s’occupe de moi quand je dois aller chez le médecin. Cette fois-ci je lui ai demandé de m’emmener chez toi…ailleurs, chaque fois que je suis parti voir un médecin c’est comme si je parlais à un mur et puis les médicaments…pffff…c’est de l’eau qui coûte un peu plus cher ! Tu sais que ton père et moi étions amis ? tu le sais ? Oui, nous avons gréffé et taillé des hectares de vergers et je t’assure qu’on ne ratait aucune greffe ! Tous les oliviers de la région sont passés entre les dents de nos scies et nos sécateurs ! Maintenant ils oublient de tailler les oliviers ces fainéants, ils oublient même d’arroser les orangers ! Les orangers pourtant à quelques mètres seulement du cours de l’oued. Les temps ont changé mon fils…Je te disais donc que mes membres ne me soutiennent plus…heureusement que de la maison à la mosquée il n’y a pas trop d’obstacles…Que dis-je là: il y a un obstacle de taille maintenant que le pont s’est écroulé ! Je ne sais d’ailleurs pas comment nous ferons par période de pluie ! Tu t’imagines…on ne pourra pas traverser…alors là s’il y a une crue c’est catastrophique ! Tu dois te rappeler de ces crues qui inondaient une bonne partie du village…jusqu’à la voie de chemin de fer ! Vous, vous étiez épargnés…vous aviez de la chance d’habiter une maison avec étage…tu t’en rappelles peut-être pas mais à deux reprises nous sommes venus habiter chez vous…nos maisons avaient été complétement submergées. Moussa est donc passé à gué…j’ai mis beaucoup de temps à rejoindre le taxi…Ils vont mettre un siècle pour remplacer le vieux pont…je suis triste d’en parler…un pont qui s’écroule c’est comme un homme blessé qui n’arrive plus à se relever….
.
-Mais oncle Rabah, vous ne m’avez encore rien dit de ce qui vous amène en consultation ?
-Oui, je crois que tu as du monde et que j’ai un peu tardé. Je te disais donc que j’avais une fatigue qui me mine la vie. J’ai déjà consulté un médecin en ville. Il est installé au-dessus du marché, juste en face du magasin où il y avait un armurier…l’armurier tu dois connaitre ? Celui qui a perdu un oeil en voulant nettoyer une arme restée chargée…ses enfants sont maintenant à Alger…pas tous…il lui en reste un ici, je crois qu’il a acheté la station d’essence à la sortie de la ville…je t’en parle parce que l’armurier avait un frère qui a travaillé avec ton père et moi à la ferme Grima, il était traceur…Je dois ôter mes vétements je crois…il faut que tu m’éxamines bien et que tu me donnes de quoi me requinquer n’est-ce pas ? Tu peux aussi me faire une radio de la tête…je n’ai plus de mémoire du tout !-
.Une mémoire phénoménale. J’ai revu ce personnage jusqu’à sa mort et j’ai appris beaucoup de lui. Chaque fois qu’il lui venait l’envie de tomber « gravement » malade, j’étais tenté de laisser accrochée sur la porte de mon bureau une pancarte avec cette fameuse phrase anglaise:  » Please not disturb ! » Je n’ai pas osé abuser de la patience de ceux et celles qui me font l’honneur de me lire et j’ai amputé des deux tiers ses pérégrinations fractales , genre: tu ne te rappelles pas toi du matelassier qu’on a trouvé mort dans son atelier, non tu ne t’en rappelles pas tu étais trop jeune à l’époque des faits ! Tu dois par contre connaitre son fils, celui qui a acheté la ferme coloniale à la sortie de…il s’est enrichi grâce à l’élevage bovin, jusqu’à devenir inaccessible. Certaines gens changent casaque dés qu’ils ont quelques sous en poche…Il n’a même pas bougé le petit doigt pour aider la veuve de son frère ainé…tu te rappelles celui qui s’est fait tué par le train sur le passage à niveau…le garde-barrières a d’ailleurs écopé à l’époque de 3 ans de prison, il le méritait bien ! Et puis trois ans de prison pour une négligence pareille c’est pas trop cher payé n’est-ce pas ! Je te disais donc que depuis quelques jours je me lève en pleine nuit comme si on m’étranglait !…

.Attends un peu que je me débarrasse de ma kachabia, je ne voudrais pas te retenir longtemps, il y a du monde dans la salle d’attente !

Oncle Rabah ! Vous allez me tuer de rire !

Une journée ordinaire d’un médecin ordinaire
Abdelhamid Khadraoui