Attendre que rien ne se passe

7 décembre 2011

Temps de lecture : 3 minutes

Barcelone, mercredi 7 décembre

Plaza Catalunya ils ont installé une patinoire pour la Noël. Les gens glissent en boucle, reproduits sur écran géant. Pendant ce temps trois hommes graves, des victimes de la crise, tournent à l’envers sur le cercle de trottoir autour de la piste. La banderole en papier carton Fnac est couverte d’écritures indignées serrées. La procession pénible de trois solitaires, il n’y a pas de quoi se réjouir, dit leur pas trop lent au milieu de l’essaim de consommateurs accélérés, mais c’est un pas décidé. Ça ne se passera pas comme ça, tracent les semelles.
Beaucoup de mes amis sont aussi très remontés contre cette patinoire, m’explique Edouard. Vu le contexte, ce n’est pas forcément ce genre de dépenses que l’on attendrait de la part de la municipalité.

Cela fait sept ans qu’Edouard vit à Barcelone. Environ 35 ans, architecte de profession, il s’est mis au chômage volontaire il y a quelques années pour consacrer une grande partie de son temps à la photographie. De toute façon il n’y a plus de travail ici, dans mon entourage on hésite tous à partir. Mais je continue à bosser comme archi sur Bordeaux, ma ville d’origine. Quand je dois m’y rendre, je pars avec ma 2 CV rouge. Je mets trois jours pour traverser les Pyrénées.

Edouard est venu me raconter l’histoire de sa rencontre, au détour d’une vallée escarpée, avec un voile de béton :
C’était en 2006, au tout début de ce projet photo sur l’architecture et le paysage dans les Pyrénées. Nous étions au mois de mars, le sac de couchage a gelé dans la tente et a fait une flaque dans la malle. Je me suis garé sur le parking au pied du barrage. Un homme s’est approché pour vérifier qui j’étais.
On vous a déjà repéré hier avec votre citroneta. Qu’est-ce que vous voulez ?
Ensuite il m’a expliqué que j’avais besoin d’autorisations.
Je suis revenu un mois plus tard. A 50 kilomètres du barrage, une bougie de la 2 CV a explosé. J’ai fait du stop et dans le premier village, un garage m’a vendu sans problème une bougie de 2 CV à deux euros cinquante.

Le barrage de La Llosa del cabay est construit dans une vallée encaissée et ses roches de poudingue. La construction est un voile de béton extrêmement fin qui doit faire cent cinquante mètres de haut.
J’ai montré les autorisations, et le gardien m’a mené à une petite porte, qui s’ouvrait sur un escalier foré dans le béton, descendant en pente raide, d’un seul tenant, jusqu’au pied de l’édifice. Nous nous trouvions donc entre l’énorme masse d’eau stockée et l’air de la vallée, dans cette frontière humaine qui contient le barrage. Difficile de mieux ressentir le cœur d’une structure. Le volume d’eau faisait 70 mètres de haut, j’imaginais la terrible poussée sur ce mur que je frôlais, et de l’autre côté rien que le vide. A travers les édifices, il est possible de ressentir le paysage, en miroir. C’est ce que j’ai vécu lors de cette descente.
Toutes les cent marches, nous nous arrêtions à un pallier, avec ses appareils électroniques de mesure, ses systèmes de sécurité.
Tu vois cette machine là ? m’expliquait le gardien. Elle a marché six mois mais c’était trop humide alors elle a explosé. Et tu vois celle-là ? Celle-la elle a jamais marché on ne sait pas pourquoi. Et celle-là non plus.
Mais alors comment vous savez que le barrage tient ? je demandais.
Nous avons d’autres appareils. Plus fiables. Tu vois ce fil à plomb ? Il trempe dans un bain d’huile. S’il n’a pas bougé, c’est que c’est bon.
Il fallait donc que rien ne bouge, que le béton soit aussi similaire, immuable que possible. Cet homme faisait chaque jour une ronde pour vérifier qu’il ne se passe rien, que les choses restent immobiles.
J’ai pensé au gardien du Désert des Tartares, qui attend une guerre qui ne vient pas, qui espère l’ennemi. Depuis dix ans qu’il a pris ce travail à plein temps, cette ronde, rafistoler un bout de montagne qui pourrait tomber, entretenir les espaces verts du parking, depuis le 11 septembre surveiller que d’éventuels terroristes comme moi ne viennent pas mettre une bombe, il se tient vigilant. Mais quand il vérifie que le fil à plomb n’a pas bougé, que souhaite-t-il au fond ? Peut-il s’empêcher de désirer que se dessine une vague dans l’huile ? Est-ce que l’homme est conçu pour souhaiter qu’il ne se passe rien ? Peut-on imaginer que certains jours il ne rêve pas à quelques tremblements ?
Tout au fond de ce voile de béton de cinq mètres de large, nous attendait un ascenseur qui nous remonta à la surface.
Enfin à l’air libre, il me montra en contrebas la petite maison où il habitait à l’année, comme un gardien de phare.
J’ai repris la route, mais la 2 CV faisait un bruit inquiétant. En réalité la bougie qui avait explosé raclait sur le moteur. Le garagiste du village l’a extirpée.
Ce jour-là j’ai décidé de continuer mon périple avec la 2 CV, malgré les nombreux désagréments : d’abord pour me donner une certaine lenteur. Et puis je rencontrais des gens grâce à elle, elle faisait arriver les choses.