Le diable en Lozère

1 décembre 2011

Temps de lecture : 5 minutes

À dix ans, j’habitais Versailles. Mon père était
militaire, ma mère institutrice. Nous étions en 1956-
57.
Depuis le temps que je voulais aller en Lozère, chez
mes grands-parents, que je ne connaissais pas. Mais
650 kilomètres avec une Prima 4… Pourtant, cette fois,
mes parents se sont décidés et on a débarqué pour la
première fois dans le village de Badaroux, 700
habitants, à 5 kilomètres de Mendes. Pas de confort :
pas l’eau courante, tout juste l’électricité. Chose
curieuse, ma mère, qui n’avait pas vu ses parents
depuis quinze ans, s’est de suite remise à vivre comme
une vraie Lozérienne de l’époque. On passait à table, les
hommes mangeaient assis et les femmes debout devant
la cuisinière à charbon. Je n’avais jamais vu ça nulle
part, et encore moins à Versailles.
Dès qu’il ma vu, mon grand-père ne m’a pas
apprécié : pour lui je n’étais pas de la famille, je
ressemblais à mon père. Mais, au contraire, j’avais la
côte auprès de ma grand-mère. Elle s’occupait bien de
moi, elle m’expliquait le village. Et un jour elle me
raconta cette histoire qui allait se prolonger toute mon
enfance et jusqu’à mes vingt ans :
Au mois de novembre de l’année dernière, me dit-elle,
deux scieries se livraient une concurrence
farouche. L’une obtint une coupe de bois immense qui
condamna l’autre à la fermeture. Le chantier des
victorieux se mit au travail. À la fin de la journée, le
patron conduisait le camion pour rentrer au village, les
employés dans la benne. Un soir, à ce qu’il paraît, dans
un virage, le patron vit un type qui faisait du stop. Il
gelait. Le patron s’arrêta et fit monter le gars dans la
cabine à côté de lui. Précisons que la cabine était vitrée
et que les ouvriers pouvaient voir ce qu’il se tramait.
Les deux hommes discutaient : oui, disait le patron,
c’est bien moi qui ait eu l’adjudication pour la coupe.
Oui bien sûr qu’il avait magouillé pour avoir le
marché. Ça, tout le monde le savait.
Soudain, à l’orée du village, et apparemment sans
raison, le camion fit une embardée et se jeta dans le
fossé. Secours, pompiers, gendarmes. Des blessés pas
trop graves dans la benne, mais le patron était en état
de choc. Il semblait paniqué. On le transporta à
l’hôpital. Il n’avait rien de sérieux. Le lendemain, il
réussit à l’exprimer. Il raconta que d’un seul coup à la
place de l’auto-stoppeur lui était apparu le diable. Un
être aux ongles longs, des cornes, un rire satanique. Le
lendemain, le patron avait la jaunisse. Or, après
l’accident, aucune trace de l’auto-stoppeur. Comme s’il
s’était évaporé. On interrogea les ouvriers, des
républicains espagnols, pas très portés sur la mystique,
qui confirmèrent l’histoire. Eux aussi avaient bien vu le
diable.
À la messe ce dimanche-là, l’abbé Balmès prit la
parole et expliqua : « Mes bien chers frères, quand on
essaye de tricher, de truander, Dieu envoie un ange
déguisé en Satan, pour faire expier les fautes. »
Nous étions en Lozère, dans les années 50, et à
l’époque, tout le village croyait au diable, il faut dire
que tout le village allait à l’église. Même mon grand-père
mécréant avait de gros doutes. Et de fait, par la
suite, l’histoire n’a jamais été élucidée.
Tous les ans, je retournais à Badaroux en vacances.
J’avais 14-15 ans, et j’allais à la messe, en particulier à
Pâques, et à confesse. Le curé Balmès était très dur.
Pardonnez-moi mon père parce que j’ai péché, etc..
puis les questions délicates : n’avez-vous pas de
mauvaises pensées ? Vous vous tripotez ? Avez-vous eu
des relations avec les filles du village ? J’avouais qu’on
s’embrassait sur la bouche. Vous les tripotez ? Oui,
bien sûr. La main dans la culotte ? Ah non, pas de ça
chez nous. Alors il me donnait l’absolution, mais c’est
la dernière fois, disait-il, la prochaine vous irez la
chercher chez le Pape.
Moi j’étais le Parisien. On faisait les andouilles, on
mettait des coups de pieds dans les gouttières. Ce
dimanche-là, j’ai senti dès le matin en me levant que ça
n’allait pas être une bonne journée. Tout le monde
était déjà à la messe. Mon père, pas pratiquant, ne
voulait pas fâcher sa belle-mère et m’a ordonné de les
rejoindre. Je suis arrivé un peu en retard. Chaque
famille avait un banc à son nom et notre banc était
complet. Ni une ni deux, je suis monté jusqu’au
chœur, avec d’un côté les filles, de l’autre les garçons,
mais là aussi c’était plein, car jour de Pâques. Les
hommes au fond de l’église m’ont vu sans place et
m’ont fait signe de les rejoindre. La messe a
commencé. Moment de prêche. L’abbé est monté en
chair, a commencé son homélie :
« Frères et sœurs, je me dois de vous parler d’un
problème insupportable. Certain jeune Parisien, que je
ne nommerai pas, nonobstant de cabosser les
gouttières et de faire du bruit, a une conduite
scandaleuse, se livre à des orgies avec les filles du
village, les détourne du droit chemin… »
Je me suis mis à transpirer à grosses gouttes, je ne
savais plus où me mettre. Le salaud avait trahi le secret
de la confession, devant tout le monde. Je suis parti à
toute vitesse me réfugier à la maison, avant même qu’il
ait fini.
Mon père, qui n’était pas à la messe, m’a vu arriver :
tu fais une drôle de tête mon bonhomme. Puis ma
grand-mère est apparue, décomposée, et a apostrophé
mon père : votre fils est la honte de notre vie ! Je me
suis défendu en tentant d’expliquer que le curé Balmès
avait trahi le secret de la confession. Mais tout le
monde m’est tombé dessus. Une torgnole par mon
père, puis d’autres. Je me suis juré qu’un jour je me
vengerais. À partir de ce jour, les gens du village ont
interdit aux copains de me fréquenter, les filles encore
plus. Heureusement que j’avais ma cousine germaine.
Plus aucun adulte du village ne m’adressait la parole.
J’étais devenu un paria.
Mais la morale triomphe toujours, heureusement, la
preuve qu’il y a un Dieu. Quelle ne fut pas ma joie
d’apprendre, trois ans plus tard, que l’abbé Balmès
venait d’être muté, envoyé à Servelette, à 50
kilomètres. Depuis des années il était l’amant de la
tenancière du village. Ce dimanche 1962 ou 63
sonnait bien sa dernière messe, à laquelle d’ailleurs on
a tous assisté. Ma grand-mère était toute triste et
n’avait pas sa tête habituelle. Il y avait un apéritif et un
cadeau de départ pour le curé. Ils lui ont offert une
Dauphine. Ils devaient bien l’aimer le rosse, on peut
dire qu’ils se sont ruinés pour lui.
Lui qui avait trahi le secret de la confession avait été
trahi par la Marthe, que j’aperçus ce matin-là,
attendant son tour devant le boucher ambulant, et
répétant : on le regrettera bien, le curé Balmès. Elle lui
avait rivé son clou.
Je ne pensais plus en entendre parler donc, avant ce
qui suit, en guise d’épilogue.
Avec ma cousine, désormais on avait vingt ans, et on
faisait les quatre cents coups. Il y avait un énorme rocher en
surplomb du village, qu’on appelait la Fage. J’avais
imaginé de monter de nuit et faire partir des feux de
Bengale. Sitôt dit sitôt fait. On fait péter tout ça puis
on redescend. À ce moment-là on entend un
hélicoptère qui tournait avec un projecteur, et de loin
plein de lumières. On passe par l’autre côté pour ne
pas être vus et on traverse le Lot à la nage.
Le lendemain, les vieux du village pensaient que
c’était le diable qui était revenu, et que si l’abbé Balmès
avait été là, lui il aurait su quoi faire.
Quatre jours plus tard, après nous être baignés à la
piscine à Mendes, nous remontons vers le village avec
mon R8, et les gendarmes me font signe de m’arrêter.
Je fais le lien avec l’incident de l’autre soir, et pris par
la trouille, je me cavale.
Ma mère me dit en arrivant : les gendarmes sont là.
Ils t’attendent.
Les gendarmes me disent : on vous a fait un signe
pour que vous vous arrêtiez. C’est vous qui êtes monté
à la Fage, hein !? Vous avez vu le souk que vous avez
mis ? Vous savez que ça peut vous coûter cher cette
histoire. Nous discutons un peu, mais la curiosité est
trop forte. Alors je dis au gendarme : comment vous
avez su que c’était moi ? Et il me répond: c’est la
Marthe, la tenancière du bar, qui vous a dénoncé.

Guy Couté – texte / text
Histoire collectée à Saint-Michel-L’Observatoire (France) et retranscrite par François Beaune / True tale gathered in Saint-Michel-L’Observatoire (France) and rewritten by François Beaune